Une éducation malade de la gestion

Dévoiler quelques paradoxes pour ne pas perdre le sens

Par Charles Beaudoin-Jobin
Professeur en sociologie

« C’est paradoxal![1] » : l’expression est devenue si banale dans le langage courant qu’on n’y porte pratiquement plus attention. Combien de fois avez-vous entendu cette expression au fil des années ? Dans quels contextes ? Avec quel sérieux ? Ou quelle ironie ? Comment cette expression en est-elle venue à synthétiser des ordres contradictoires au travail : votre sens de l’engagement en contexte de « restructuration » des ressources, votre flexibilité devant la « réorganisation » du travail, votre loyauté vis-à-vis la « gestion » des ressources humaines, votre autonomie professionnelle face à la surveillance accrue des pratiques, votre expertise en miroir de la pression grandissante de reddition de comptes, votre créativité face à l’idéologie du dépassement de soi et, enfin, votre adaptabilité devant les injonctions d’en « faire toujours plus » ?

Un sentiment de perte de sens

Devoir répondre à ces exigences incompatibles n’est pas anodin ni sans conséquences pour les individus. La perte de sens, le désenchantement, le niveau élevé de stress, le conflit de valeurs, le découragement, le sentiment de morcellement, l’épuisement professionnel, la dépression sont autant de symptômes communs, connus et bien documentés[2] liés à des pratiques de gestion paraxodantes « qui rendent fous ». Soumises à des règles de la gestion managériale, les organisations privées et les institutions publiques se confondent et se tordent pour s’adapter à une culture client, à des normes des classements, à une exigence toujours plus élevée de performance.

Par l’obligation des résultats visant l’efficacité, l’efficience et la productivité, et par un système d’assurance qualité dont les résultats sont mesurés par une prédominance d’une évaluation chiffrée et standardisée, les institutions scolaires sont « mises au pas ». Ces méthodes de gestion managériale soumettent l’ensemble du système à une pression à la compétitivité et à l’obligation de résultats mesurables et profitables pour l’obtention de certification, à des normes et des valeurs d’excellence qui deviennent la finalité quasi exclusive de son existence. Ces façons structurelles de faire mobilisent sans cesse l’activité réflexive et cognitive. Il s’agit moins de réfléchir que d’agir, moins de penser que d’appliquer, moins de questionner que de se conformer à court-terme aux objectifs visés.

L’individu se retrouve ainsi toujours plus compressé. « Débordés de sollicitations, sommé d’être toujours plus performant, talonné par l’urgence, développant des comportements compulsifs visant à gorger chaque instant d’un maximum d’intensité, il peut aussi tomber dans un excès d’inexistence, lorsque la société lui retire les supports indispensables pour être un individu à part entière[3] ». Devoir répondre à ces exigences contraires tout en étant invité de faire siennes les valeurs de l’institution, individualiser le rapport au travail tout en étant convié à développer des projets innovants pour l’organisation, être convoqué à des rencontres collectives participatives dans des conditions de hiérarchie, prendre la parole et faire la critique des modes de gestion avec la peur constante d’être convoqué à nouveau pour insubordination, prendre du recul, réduire la cadence pour se faire rappeler à l’ordre et surtout, exiger des engagements, des « bonnes pratiques », des résultats de performance. Tels sont les « nouveaux » paramètres. Le sens du travail ne semble plus valorisé par les rapports à la connaissance, au partage, au temps précieux et nécessaire qui sera investi pour apprendre et enseigner, pour échanger et questionner avec les étudiantes et étudiants, pour accompagner dans la réussite et dans le sens des épreuves et de la vie, mais plutôt à une pratique enseignante qui n’a comme valeur que de « faire valoir » dans une vision obsessive de distinction et de classement.

Ces normes sociales remodèlent nos manières d’être, d’agir, de penser et de se représenter. Dans cette aliénation du « toujours plus », de telles normes agissent sur « la façon dont nous sommes pressés de nous comporter, de nous rapporter aux autres et à nous-mêmes[4] ». Débordés, en fatigue chronique, en épuisement professionnel, les individus pris isolément ressentent l’improbable contradiction d’avoir tout donné mais de ne pas en avoir fait assez.

Une santé mentale de la réduction volontaire

Ces constats sociologiques nous invitent à une prise de distance pour analyser les effets de ces pratiques de gestion. Ils nous permettent aussi de prendre acte de tendances qui méritent que l’on s’y arrête. Ces tendances ne peuvent être mesurées qu’à l’aune de l’individu. Elles ne peuvent non plus faire porter sur lui le poids de ces transformations. Ce faisant, c’est l’institution elle-même qui contribue à le mettre en « échec », à le porter vers des situations de stress, d’angoisses et d’épuisement professionnel. Tâchant de faire mieux avec des ressources moindres, dépossédés des moyens nécessaires pour combler les tâches demandées, sollicités sans cesse de faire preuve d’inventivité pour s’adapter aux pratiques de la gouvernance, être mis en situation de compétition par une culture du silence, réduire toute forme de critique ou de dénonciation par un devoir de loyauté envers l’institution, ce sont là autant de pratiques qui, continuellement, mettent le corps et l’esprit en situation de dissonances. Prendre du recul face à ces pratiques, c’est comprendre les causes sociales des profonds malaises et du mal-être au travail. C’est se donner les moyens d’analyser les échappatoires qu’adoptent les individus pour « faire face » à ce mépris et au déni de reconnaissance.

Pour la santé mentale, ces modes d’organisation sont anxiogènes. Dans ces conditions sociales, que veulent dire les accréditations Entreprise en santé décernées par le Bureau de normalisation du Québec (BNQ) ? Cette novlangue de la gouvernance managériale est en fait bien commode. Elle se pose en paravent. Elle est un art de la gestion pour elle-même[5]. Appliquée comme du ketchup dans les veines[6], elle neutralise les conflits, et réduit les critiques à son endroit. Elle rend les individus responsables de leur sort et les disqualifie. Elle les pousse à un désengagement, à l’arrêt de travail, au rire jaune, à l’ironie. Elle épuise.

Des recherches seraient nécessaires afin de mieux documenter les effets, tant sur le plan psychique que collectif, de cet l’épuisement professionnel[7]. Dans ce culte du « toujours plus », entraînés sans relâche dans cette accélération de la reddition de comptes et des politiques d’évaluation par les résultats, les employé.e.s deviennent, pour emprunter ce terme à l’humour, des « expert.e.s pour cocher des cases ». Pourtant, ces transformations sont loin d’être drôles pour celles et ceux qui les vivent au quotidien. Devant la contradiction, l’humour est une échappatoire, une soupape, une bouffée d’air frais. Certain.e.s rationnalisent. D’autres s’accoutument. Certain.e.s se réfugient ailleurs. Fuient. Pour un nombre grandissant et inquiétant, le Programme volontaire de réduction du temps de travail (PVRTT) permet momentanément de bénéficier, non sans dissonances, d’une période de congé temporaire non rémunéré, prenant sur soi, sur son salaire, sur sa famille, sur sa vie, faisant le « choix », pour sa santé mentale, de la réduction. Ces stratégies et ces mesures semblent être devenues, au fil du temps, des adaptations individuelles pour supporter la « folie » du monde, le rythme effréné, les normes et les exigences, pour se préserver et s’assurer une certaine santé, tant mentale, physique que sociale.

En définitive, dévoiler ces paradoxes, c’est voir les effets de pratiques sociales qui nous définissent. C’est interroger collectivement la neutralisation du langage et la réduction du symbolique. C’est aussi comprendre que « cette neutralisation du langage, couplée avec un discours volontariste sur la responsabilité individuelle et la valorisation de l’autonomie, conduit à faire prendre en charge par le sujet les conflits générés par l’organisation[8] ». Dévoiler ces paradoxes, c’est redonner une cohérence au métier d’enseignement afin de pouvoir nous offrir collectivement une pensée qui se veut libre et émancipatrice et peut-être, surtout, reconnaître le sens du métier. C’est ouvrir des horizons où les revendications individuelles, sociales et politiques sont prises au sérieux, et ce, pour le bien commun.

[1] Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique, Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Seuil, 2015.

[2] Voir notamment : Christian Maroy (dir.), L’École à l’épreuve de la performance. Les politiques de régulation par les résultats, De Boeck, 2013. & Yves Duterct Christian Maroy, Professionnalisme enseignant et politiques de responsabilisation, De Boeck, 2017.

[3] Nicole Aubert, L’individu hypermoderne, Payot, 2004.

[4] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La découverte, 2009.

[5] Alain Denault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux, 2013.

[6] Hélène Weber, Du ketchup dans les veines. Pratiques managériales et illusions, Eres, 2011.

[7] Laurie Kirouac, L’individu face au travail sans fin. Sociologie de l’épuisement professionnel, PUL, 2016.

[8] Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique, Le capitalisme paradoxant. Op.cit. p.187.

 

Dépôt officiel du Plaidoyer à la Direction

Bureau syndical_plaidoyerMercredi le 22 mai dernier, les membres de votre Bureau syndical ont officiellement déposé le Plaidoyer pour la liberté d’enseignement des professeur.e.s à différents membres de la Direction.

Ainsi, c’est vers 11h15 ce matin-là que Paul-Émile, Amélie, Jonathan, Édith et André (tous habillés de vert!) ont eu l’occasion de discuter quelques minutes du document avec la Directrice générale du Collège, Jasmine Gauthier.

Puis, en début d’après-midi, les compères se sont rendus au bureau de la Directrice des études, Monique Provencher, alors accompagnée de la Directrice du personnel et des affaires corporatives, Andrée-Anne Gagnon. L’équipe a alors présenté plus en détails le plaidoyer - un document rassembleur, qui souligne le caractère essentiel de la liberté d’enseignement des professeur.e.s. au Cégep de Sainte-Foy, susceptible de profiter tant à l’institution qu’aux élèves.

Vous aurez bientôt l’occasion d’obtenir vous-mêmes votre copie du fameux document vert.

À suivre…!