Négociations du secteur public
Pour contrer les dérives néolibérales en éducation
Les négociations du secteur public, et tout particulièrement en éducation, nous révèlent — encore une fois — le paradigme éducatif néolibéral. Cette lourde tendance est marquée par une vision réductrice de ce que constitue l’éducation, entendue, ici, comme une « ressource », calquée sur le modèle des entreprises privées de la compétitivité et de la performance, et régulée par le new public management, la surenchère de la reddition de comptes, des technopédagogies, de la précarité, de la flexibilité, et des impératifs financiers.
Dans son ouvrage L’École n’est pas une entreprise, le sociologue Christian Laval reprend les mots prémonitoires du professeur Lê Thanh Khôi, lequel constatait déjà en 1967, dans L’industrie de l’enseignement, que l’éducation ne pouvait désormais être décrite qu’en termes économiques. De nombreuses publications soutiennent désormais ce constat selon lequel l’éducation est de plus en plus au service du capital, de la croissance, et orientée vers le marché, les professeur.es étant perçu.es comme des fournisseurs de service, des ressources humaines (des faire-valoir) et les étudiant.es, comme des clients, voire du capital (des crédits dans des colonnes comptables de la course à la mise en valeur, de la compétition et de la distinction sociale).
Les conséquences — largement documentées — sont nombreuses et témoignent des effets délétères de cette vision mercantile de l’éducation.
1. Ces politiques néolibérales et d’austérité structurent de manière strictement comptable une éducation enfermée dans la gestion axée sur les résultats (GAR). Comme le remarque le sociologue Christian Maroy dans L’école québécoise à l’épreuve de la gestion axée sur les résultats. Sociologie de la mise en œuvre d’une politique néo-libérale, la logique managériale et quantifiée de la GAR remet en question, de manière troublante, profonde et durable, les conceptions fondatrices d’une éducation aux visées émancipatrices. Ces politiques néolibérales viennent soumettre de plus en plus les professeur.es à des logiques instrumentales et productivistes de l’école, tout en réduisant dans le même mouvement de réduction des espaces d’expression et de « réelle » liberté, l’autonomie professionnelle, cela ayant pour conséquence une perte de sens du métier, des épuisements, des burn-out, des démissions.
2. Ces différentes mesures de contrôle et de redditions de compte (sans parler ici des mesures d’adaptation nécessaires à l’augmentation sans précédent des « élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation et d’apprentissage — HDAA »), jumelées à une intensification du travail, sont venues alourdir, de manière exponentielle, la tâche enseignante, ces derniers enjoints aujourd’hui à une plus grande flexibilité quant aux heures de travail. Les demandes patronales sont à ce sujet éloquentes. Elles demandent très explicitement de « s’adapter aux nouvelles réalités du travail », d’être flexible à l’enseignement à distance, au sens large (pour ne pas dire, avec Bourdieu, par une flexploitation) grâce au recours à la technologie et, ensuite d’élargir la plage horaire des cours les soirs, voire les fins de semaine. S’adapter à ce régime technocapitaliste semble être devenu un nouveau « mot d’ordre ».
3. Enfin, cette vision néolibérale de l’éducation s’accompagne de pratiques, bien concrètes, de mise en concurrence et, osons le dire, d’autoritarisme. Et on peut comprendre les formes que prennent, année après année, la résignation et l’anomie (ce sentiment de perte de sens) de nombreux professionnels en éducation face à ce qui leur est présenté comme la mise en œuvre modernisatrice de pédagogies nouvelles de fait soumises aux normes de l’économie capitaliste et de la compétitivité des marchés. Qui plus est, ces transformations entraînent dans leurs sillages la formation sociale d’un système scolaire profondément inégalitaire, symptomatique d’une vision de l’éducation comme une marchandise. C’est ce que décrit et dénonce le mouvement L’École ensemble pour l’égalité des chances en éducation, de nombreux acteurs du monde de l’éducation face à l’école à trois vitesses, et le documentaire L’École autrement dans lequel intervient avec grande érudition le sociologue Guy Rocher : « C’est comme si, aujourd’hui en 2023, nous étions revenus à la situation de 1960 » […] « Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est un échec de ce que nous avons voulu, dit-il. J’appellerais même ça une trahison de ce que nous avons voulu. »
Certaines de ces conséquences néfastes tâchent encore aujourd’hui d’être pleinement reconnues. Et ce n’est pas « mettre un adulte par classe », ou plus de flexibilité et d’adaptation, ou foncer tout droit dans la technopédagogie, qui règlera par magie tous ces problèmes. Ces négociations rappellent que ce sont des problèmes de fond! Elles nous invitent à discuter et à reconnaître certains de ces problèmes qui aggravent notre système d’éducation : la finalité prétendue de la gestion axée sur les résultats, les logiques néolibérales de compétitivité, de concurrence, d’austérité, la grande précarité, la flexibilité, les adaptations, l’appauvrissement du corps enseignant, l’épuisement généralisé, les démissions, la perte de l’autonomie professionnelle, etc. Une véritable réflexion critique s’impose pour améliorer les conditions de travail des professeur.es, pour valoriser la profession, et ce, pour le bien commun, et pour faire « revivre », par-delà les sentiments de trahison, un véritable système d’éducation digne de ce nom.
C.B.J.
18 septembre 2023.