L’humain avant la technologie

J’enseigne le français. Une matière qui, par les œuvres étudiées, confronte l’individu à des représentations du monde parfois aux antipodes de la sienne, et qui invite chacun à s’ouvrir à l’autre, à se questionner sur les fondements de son identité, à se remettre en question, à enrichir son imaginaire. Une matière qui repose sur la capacité de l’individu à s’approprier et à maîtriser le langage : plus son utilisation de la langue est riche et juste, plus une personne peut mettre en mots (et donc comprendre) les subtilités des réalités complexes qui composent notre société. Ce qu’on ne sait pas nommer par soi-même, en définitive, n’existe pas pour soi, nous échappe. Plus le monde est complexe, plus notre maîtrise de la langue devrait être élevée.

Cet apprentissage doit être fait individuellement. Aucune machine ne peut le faire pour soi. Sinon, c’est la machine qui nomme le monde — et l’individu ne s’en trouve que plus démuni.

C’est pourquoi, personnellement, je ne vois pas dans l’IA un outil révolutionnaire, bien qu’il soit plus puissant que tout ce à quoi nous avons eu accès jusqu’ici. Ce qui m’importe, c’est qu’avant que mes étudiants explorent les potentiels multiples de l’IA, ils puissent maîtriser le langage et, avec lui, leur rapport au monde. Avant, le langage; après, l’IA. Je n’ai pas envie d’offrir une béquille aussi puissante à des personnes dont je veux, avant tout, assurer l’indépendance.

Comme les tableaux blancs interactifs, comme les iPad, l’IA est un simple outil. La semaine passée, par sondage, on nous a invités à choisir des sujets de formation sur l’IA pour pouvoir, si nous le désirons, mieux nous en servir dans nos classes. Bien que l’intention soit louable, pour ma part, ne serait-ce qu’en raison du coût environnemental de l’IA, c’est un outil qui me semble trop cher payé. On dit que son impact environnemental est important (voir La Presse) — et notre planète brûle. Même si des solutions sont en développement et devraient s’appliquer dans un futur proche (voir cet autre article de La Presse), je n’ai pas envie d’encourager l’utilisation d’une technologie énergivore alors qu’il me suffit d’avoir un roman, un papier, un crayon et quarante têtes curieuses pour parvenir aux mêmes fins.

J’espère que la Journée de formation sur l’IA me donnera des moyens concrets d’assurer l’intégrité et l’équité de mes évaluations. Ce sera sûrement le cas. Si l’IA peut sembler enthousiasmante et stimulante à bien des égards, je ne peux toutefois me résoudre à intégrer des technologies qui, au lieu de régler le problème à la source (diminuer notre consommation d’énergie), perpétuent la consommation d’énergie… alors même que cet outil n’est pas essentiel aux compétences à développer dans mon cours. Je conçois bien que d’autres collègues, enseignant d’autres compétences, sont confrontés à un choix différent.

Je n’ai pas envie de faire preuve d’agilité et de développer de nouvelles approches pédagogiques technophiles pour devancer des demandes qui n’ont par ailleurs pas été encore formulées par mes étudiant.es, dans un contexte où notre méconnaissance des impacts réels de ces technologies nous inviterait à la prudence.

Dans mon cours où les compétences technologiques ne sont pas essentielles, je continuerai d’enseigner le bonheur de nommer le monde dans une langue exacte, maîtrisée. Il me suffira d’avoir un roman, un papier, un crayon — et quarante têtes curieuses.

Geneviève Boudreau