Quelle place à la « parole contraire » dans les institutions d’enseignement?

Une petite excursion sociologique au cœur du « devoir de loyauté » et de la « liberté académique »

UnescoDans la foulée des révélations médiatiques des dernières semaines et du congé d’une durée indéterminée du directeur général Emmanuel Montini, la ministre de l’Enseignement supérieur, Pascale Déry, ordonnait la tenue d’une enquête administrative sur la gouvernance du Cégep de Saint-Hyacinthe. Ce cas n’est pas sans faire écho à la gestion et aux dérives administratives — voire autoritaires — de différentes administrations collégiales et universitaires. Cette enquête de plus en plus nécessaire viserait entre autres à faire la lumière sur les pratiques de gouvernance et les révélations récentes sur le climat de travail et le lien de confiance entre l’administration du collège et le corps enseignant.

Que nous révèle ce cas d’école ? De quelle manière nous informe-t-il sur les divers modes de gestion et la gouvernance des administrations ? Et peut-être, surtout, quel espace existe-t-il, réellement, pour le corps enseignant, entre liberté d’expression et devoir de loyauté, pour une « parole contraire » dans les différentes institutions d’enseignement ?

Dans son ouvrage La parole contraire, l’écrivain Erri de Luca écrit : « pour moi, en tant qu’écrivain et en tant que citoyen, la parole contraire est un devoir avant d’être un droit ». L’auteur fait de ce principe un élément crucial des institutions de la vie publique. Tel qu’il l’explicite autrement en termes de liberté, « notre liberté ne se mesure pas à des horizons dégagés, mais à la cohérence entre mots et actions ». Mais entre les mots et les actions, entre la liberté académique, la liberté d’expression, les codes du travail et les « lignes du parti », les devoirs de loyauté, les images de marque et le marketing des institutions publiques, entre les contraintes pour restreindre l’atteinte à la réputation et la cohérence des institutions, il y a des tensions profondes et de nombreuses contradictions.

Ces nombreuses dérives institutionnelles, celle du marketing et de la surenchère scolaire, celle du Cégep inc., celle de « l’effet wow » et de la compétition à tout prix, celle de l’entrepreneuriat et du privé en éducation, celle des politiques de gestion axées sur les résultats, celle d’une définition de l’institution et de la liberté d’expression de plus en plus étroite et réductrice dictée par les hautes instances administratives, celle du numérique et du tout « technopédagogique », celle de la précarité, de l’épuisement et du travail-sans-fin[1], etc., méritent d’être questionnées et critiquées.

Dans un contexte d’enseignement, de pédagogie critique, de recherche, ou en prise de parole publique, cette cohérence entre parole et action est fondamentale. Elle relève de l’intégrité intellectuelle. Elle est au cœur de la mission et de ce que représentent les institutions d’enseignement. Un espace libre et cohérent d’apprentissage, de partages, de mises en commun, des savoirs, de sciences, de conditions concrètes de la vie en société. Cette liberté, c’est celle de la possibilité même de décrire le fonctionnement de notre monde, de le comprendre, d’analyser nos relations au vivant, de réfléchir sur notre société et ses dérives ainsi que sur les nombreux dysfonctionnements des institutions de la vie sociale, d’apporter des éclairages.

Comme l’a rappelé la grève récente des professeur.es de l’Université Laval, ce sont les missions des institutions d’enseignement supérieur qui sont ici en péril, celle « du droit à la liberté académique, le principe de la collégialité et l’obligation de transparence de l’administration ». Encore trop souvent, les demandes d’accès à certaines informations sont une épreuve et soulèvent bien des questions quant aux pratiques de gestion — pensons ici, localement, aux demandes répétées d’accès aux données sur le programme volontaire de réduction du temps de travail (PVRTT). Que nous enseignent ces refus systématiques et cette opacité ? Comment contribuent-ils à aggraver les distances entre l’administration et les professeur.es, et même, à miner la confiance dans nos institutions d’enseignement ?

Comment une institution peut-elle se targuer d’être ouverte sur le monde, tout en réduisant la cohérence du langage et des actions à une simple expression de devoir de loyauté et de réputation ? De quel droit peut-elle se dire en cohérence avec son engagement dans la communauté si ses propres membres ne peuvent réellement prendre part librement au débat sur des enjeux qui pourtant les concernent directement autant dans leur discipline, leur recherche, leur expertise, que sur des problèmes sociaux qui découlent notamment du fonctionnement des institutions ? Enfin, que nous disent ces mécanismes de « devoir de loyauté » quand ils sont utilisés à des fins stratégiques de marketing, de capital-réputation, enfin pour que n’advienne pas l’ombre d’une critique, d’une autre vision de l’éducation ? C’est parfois au sein même des institutions qui les abritent et de leur mode de gestion administrative que se trouvent les plus grands périls de cette liberté d’expression.

Depuis des mois, ici même, au Cégep Sainte-Foy, un comité — pourtant élu démocratiquement par les membres de la communauté professorale — sur la liberté académique n’a pas été en mesure de réaliser son mandat sans être constamment mis à l’épreuve, et recadré dans son mandat non sans certains conflits d’intérêts, de loyauté et de hiérarchie. Cela a de quoi nous inquiéter, tant individuellement que collectivement.

Ce ressac grandissant de la liberté académique, par la crispation des autorités collégiales (pensons au cas de la direction du Cégep Lionel-Groulx en 2012, du Cégep d’Alam en 2015 ou encore plus près de nous, du Cégep de Saint-Hyacinthe), et surtout, cette mainmise de plus en plus manifeste de certaines directions n’est pas sans poser de nombreuses questions sur l’ordre, la liberté, la cohérence, le sort et l’avenir de l’éducation.

Que répondre à tout cela ? Quelles critiques peuvent encore émerger contre ces dérives autoritaires et néolibérales, contre les injonctions paradoxales de l’idéologie de compétition et du marketing de masse, du privé en éducation, des offensives numériques, qui réduisent l’école à une machine à former du « capital humain », où le mot d’ordre, sans cesse répété sur toutes les tribunes, est « adaptez-vous ! »[2], enfin, aux différents abus des administrations, aux effets de contorsion des atteintes à la réputation et à la liberté… ?

Alors que le secteur privé met de l’avant l’obligation de loyauté, par le fait que la critique d’un employé pourrait entraîner des répercussions sur la réputation, sur l’organisation et la rentabilité de leur entreprise, plusieurs gestionnaires d’organismes publics calquent le modèle de l’entreprise privée, et profitent de cette règle pour enjoindre leurs employés à taire des informations pourtant d’intérêt public. Les missions fondamentales des institutions d’enseignement méritent d’être prises au sérieux. Elles ne doivent pas être inféodées aux intérêts privés capitalistes ni aux intérêts particuliers de celles et ceux qui sont aux « commandes ». Ces missions doivent permettre une réelle transparence des institutions.

Reconnaître un large droit à la « parole contraire », c’est la possibilité d’une remise en question des décisions et des manières de faire, sans que les gestionnaires puissent y évoquer une « atteinte à la réputation ». C’est la possibilité même des institutions. Celle du lien de confiance entre l’administration du collège et le corps enseignant et, plus largement, entre les institutions de la vie publique et l’ensemble de la société.

C’est une réelle vision de la liberté académique, de l’engagement social, de la justice, de la solidarité, de la confiance, de la cohérence et du bien commun.

« Les enseignants devraient pouvoir exercer sans obstacle ni entrave les droits civils qui sont les leurs en tant que citoyens, y compris celui de contribuer au changement social par la libre expression de leur opinion sur les politiques de l’État et les orientations concernant l’enseignement supérieur. Ils ne devraient subir aucune sanction du seul fait de l’exercice de ces droits (UNESCO). »

[1] Laurie Kirouac, L’Individu face au travail-sans-fin. Sociologie de l’épuisement professionnel, Québec, PUL, 2015.

[2] Éric Martin & Sébastien Mussi, Bienvenue dans la machine, Écosociété, 2023.