La dégradation de la profession enseignante
Petite sociologie de « l’effet wow »
La profession enseignante est mise à mal. Depuis des années, force est de constater qu’on vit de nombreux malaises, tant de dérives et de naufrages en ce monde fou qu’est l’éducation. Précarité, insécurité, manque de reconnaissance, manque de ressources pour les élèves en difficulté, écoles vétustes en grand manque d’amour, déficience généralisée des systèmes de ventilation (qui parfois oblige l’arrêt et le report des cours), classes surpeuplées, manque de matériel, violence tant physique, psychologique qu’organisationnelle, pénurie de personnel, épuisement professionnel, démissions, défections, désenchantement, désillusion, sentiment d’aliénation, nouveau régime néolibéral et capitaliste de la connaissance, etc.
L’éducation n’est pas une marchandise
Des causes sociales sont au cœur de ces nombreux problèmes qui frappent de plein fouet le monde de l’éducation. Depuis plus de trente ans, suivant les logiques néolibérales, les systèmes éducatifs sont de plus en plus considérés et perçus, et cela va en s’accélérant, comme une « simple » marchandise, un bien privé, un produit à vendre, un marché. Avec l’instauration de la gestion axée sur les résultats (GAR), tout doit être quantifiable, mesurable, comparable. Reposant sur le principe d’accountability, cette gestion prétend rendre plus autonome, plus flexible, plus « ouverte au marché ». Or, elle emprisonne plutôt les institutions d’enseignement dans une vision fort réductrice axée sur un management relevant d’indicateurs de reddition de compte et d’efficacité de services (résultats scolaires et taux de diplomation). Dans cette logique, toute la communauté, ou « équipe-école », doit ainsi sans cesse se mobiliser autour du rendement, de la performance et de la compétition à tout prix, et ce, pour faire mousser un marketing de « ces marchés cognitifs », pour la satisfaction de la clientèle. C’est le règne des « effets wow », autant de clinquant, de brillant, de paillettes et d’indécence dans un monde en plein retranchement, détresse et épuisement.
Quelques problèmes du clientélisme
Suivant ces logiques marchandes, les élèves et les parents sont considérés comme des clients– et par extension les professeures, tels des fournisseurs de service qui doivent être dans les courroies de transmission, pour ne pas dire des pantins de la surenchère du marché scolaire et de ces multiples « effets wow! ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans ce marché, par cette compétition entre les institutions scolaires devenues des entreprises, par le biais de multiples programmes plus sélectifs et élitistes les uns que les autres, on en vient à produire un marketing de masse. De cette lourde tendance, les mots de l’excellence – dans un florilège de phrases de la novlangue – aspirent tout dans leur faisceau de contraintes marchandes. La réussite se fait au prix d’une pure gestion technique, technologique, numérique et instrumentale qui transforme l’institution scolaire en véritable système de production, « conduisant à ordonner de plus en plus directement l’éducation et la formation aux besoins de l’économie de la connaissance »[1].
En mettant au centre de ce système « la réussite des élèves » – au slogan « l’étudiant est au cœur de notre mission », évidemment on ne peut s’opposer à la vertu – on en vient pourtant, par un glissement de sens, à pervertir la mission même de l’éducation. En misant toujours plus sur une surenchère et une compétition entre institutions par autant d’effets de mise en marché, on creuse toujours plus le chacun-pour-soi, l’individualisme, la surenchère du marché scolaire et les inégalités. Dans cette voie, la profession enseignante est soumise sans cesse à une pression de production, de compétition, « d’effet wow », et de distinction. Qu’importe les conséquences tant individuelles, collectives que sociales. En termes de surenchère à l’excellence, l’absurde n’a pas de limite. « L’excellence est un de ces termes à la plasticité opportune dont raffolent les administrateurs. Ainsi, l’Université Cornell n’était pas peu fière lorsqu’elle a remporté un “prix d’excellence en stationnement”[2] ».
Individualisation, et « l’immense vide interne »
Par toutes ces dérives, une conséquence majeure de ce chacun-pour-soi, de cette surenchère, de ces logiques de compétition est celle de l’individualisation de notre profession. Chaque jour, le métier d’enseignant nous rappelle ce que nous avons traversé dans les dernières années, stress, angoisses, perte de repères, isolement, solitude, épuisement, autant de signaux d’alarme, de clignotements, d’une profession sur fond de carrés noirs et d’un monde en déroute. Ces transformations de l’école en marché imposent ainsi de nouvelles formes organisationnelles en accélération qui somment jusqu’à l’épuisement l’individu à se mobiliser subjectivement, à se comparer, à s’actualiser, à être un rouage performant et sans limite « des effets wow », un capital humain du travail sans fin. Quelles sont les conséquences? Les horizons se réduisent bien souvent à soi. Quitter la profession? Prendre congé? Supporter ces souffrances par quelques formes de rationalisation à bienveillance ? Réduire volontairement le temps de travail et prendre sur soi (PVRTT) en espérant y gagner au change sans se consumer, et bruler la chandelle par les deux bouts ? Résister et être convoqué pour insubordination? C’est ce que voit la sociologue Laurie Kerouac en termes d’anomie : « ce sont les ressources internes de l’individu qui se consument de l’intérieur, comme si rien ne restait de l’édifice, laissant l’individu avec un immense vide interne[3] ».
De ces dernières années éprouvantes, qu’avons-nous tiré comme leçons, tant individuelles, collectives, qu’institutionnelles ? Pour la profession enseignante, que reste-t-il de ces liens et de ces lieux ? Pour ce monde, quelles luttes et résistances ? En cette autre campagne électorale, où tout se mousse en promesses, quel horizon autre qu’un effet wow, le capitalisme algorithmique, l’individualisation et la perte de sens ? « Où irez-vous armés de chiffres[4] ? », écrivait la poète Hélène Monette avant de mourir… Que veulent encore dire les institutions d’enseignement, non comme un simple produit de marché, mais comme espace de partage de savoirs, de connaissances, de commun, et d’humanité ? Au cœur de ces questions, une leçon fondamentale : notre besoin vital de sens, de vrai, et de solidarités.
Charles Beaudoin-Jobin
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[1] Clément, Pierre, et al. La nouvelle école capitaliste. La Découverte, 2011
[2] Mark Fortier, « On les prendra avec leur langue », Lettres québécoises, été 2022.
[3] Laurie Kirouac, L’Individu face au travail-sans-fin. Sociologie de l’épuisement professionnel, Québec, PUL, 2015, 235 p.
[4] Hélène Monette, Où irez-vous armés de chiffres? Éditions Boréal, 2014.