Pendant que les arbres s’effeuillent et que les profs surchargé.e.s s’arrachent déjà les cheveux, 420 000 employé.e.s de l’État s’unissent d’une seule voix en front commun intersyndical face au gouvernement. Elles et ils tiennent à bout de bras les secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux. Des professions historiquement féminines qui, pour cette raison même, peinent à être reconnues à leur juste valeur. Des professions qui, à force d’être méprisées par nos dirigeant.e.s, attirent de moins en moins la relève — en plus de faire fuir les gens d’expérience.

Un cirque qui dure

Préparez-vous ! Dans les semaines qui viennent, vous entendrez le gouvernement répéter qu’il « n’a pas la capacité de payer ». En bon patriarche, François Legault se présentera comme le gestionnaire pragmatique du « portefeuille des Québécois et Québécoises ». Il brandira le spectre d’une « hausse des impôts » pour faire croire à l’électorat que les demandes syndicales sont déraisonnables. Enfin, il fera un appel au « gros bon sens » et demandera aux employé.e.s de l’État de faire preuve de solidarité… en acceptant des miettes.

En bref, on nous demandera de faire un pas de plus dans le saccage de nos services publics, au détriment de nos conditions de travail et de notre santé mentale. Mais en bout de piste, c’est l’ensemble de la population québécoise, celle que nous desservons au quotidien dans les écoles, les hôpitaux, les services sociaux, etc., qui en fera les frais.

Nous connaissons le scénario par cœur, car le même cirque dure depuis des décennies. Depuis le tournant néolibéral des années 1980, nos dirigeant.e.s ne parlent des services publics qu’en termes de « coût » et « d’efficacité » qu’il faudrait « rationaliser ». Sur l’autel du sacro-saint « équilibre budgétaire », nos politicien.nes ont sacrifié le projet même d’un l’État-providence fort, protecteur de ses citoyens et citoyennes.

Pourtant, la social-démocratie vise la promotion de l’égalité des chances et de la sécurité sociale de toutes et tous à l’aide de la redistribution de la richesse et d’un réseau de services publics substantiels — ce qui suppose un financement adéquat. Au nom de la « réduction de la taille de l’État » et du « dégraissage de la fonction publique », nos gouvernements ont plutôt choisi de laisser les services publics à l’abandon ou, au mieux, de les dénaturer en les soumettant aux logiques de l’entreprise privée.

En 1998, le sociologue Pierre Bourdieu décrivait le néolibéralisme comme un « programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur ». Aujourd’hui, en plus de notre filet social troué et usé, nos services publics se trouvent subordonnés aux impératifs managériaux d’une vision productiviste et comptable.

Maigrir à tout prix

Sous l’égide de la « nouvelle gestion publique », le contact humain (pourtant au cœur de la mission des services publics) est réduit à des indicateurs de performance et d’efficacité. Par exemple, le réseau de la santé s’est vu contraint d’implanter l’approche du « lean management » (« gestion sans gaspillage ») axée sur la réduction des dépenses et l’efficacité. Les approches de type « lean », qui pullulent depuis le tournant néolibéral, s’inspirent des pratiques industrielles de … Toyota. Ce n’est pas une mauvaise blague. L’objectif est de « reconfigurer les processus organisationnels pour réduire les pertes et améliorer la productivité en utilisant des outils et techniques analytiques spécialisées[1] ». Comme à l’usine, chaque opération est décomposée en gestes simples et chaque geste doit être méthodiquement organisé de la manière la moins coûteuse en termes de ressources et de temps. Vous avez bien compris : on change des culotes d’incontinence comme on visse des boulons à la chaîne.

Il en résulte que deux préposées aux bénéficiaires peuvent, grâce à ce management savant, effectuer l’équivalent du travail de quatre préposées sous la « vieille » gestion publique. Mais il en découle surtout une dégradation de la relation soignante : prendre le temps d’écouter le bénéficiaire, le réconforter ou comprendre ses besoins ne trouve aucune place dans les grilles d’indicateurs de performance. L’humain devient de trop dans la relation humaine ; il ralentit la chaîne de montage. Mais les humains dont nous nous occupons, au contraire des pneus et des boulons, ont besoin que nous prenions le temps.

L’émoi que causent les cas épisodiquement médiatisés de négligence est d’une hypocrisie politique hallucinante : la négligence n’est pas qu’une affaire de mauvaise volonté du personnel. La négligence est institutionnalisée et normalisée par les stratégies de gestion, elles-mêmes soumises aux obligations d’une bureaucratie qui se rend malade à force de vouloir maigrir pour les mauvaises raisons.

Ce texte est le premier billet d’une série qui vise à partager les préoccupations des employé.e.s de l’État et des services publics. Le prochain billet abordera de front les enjeux relatifs à l’éducation collégiale où enseignent les deux auteurs. Nous souhaitons faire comprendre aux Québécoises et Québécois que les négociations actuelles débordent largement la question salariale. Même si nos syndicats obtiennent gain de cause et que nos salaires sont indexés au coût de la vie, le saccage de nos services publics ne sera nullement freiné. Une réflexion collective de fond s’impose sur l’avenir de nos services publics, surtout si nous souhaitons rendre ces professions à nouveau attrayantes pour les jeunes et moins jeunes.

À l’image du salaire de nos élu.e.s, c’est l’ensemble de nos services publics qui auraient besoin d’un « rattrapage ».

David Gaudreault

[1] Cité par Larose-Hébert (2020), p.190.